Ab imo pectore [Libre]

Du fond du cœur. Ainsi s'exprime la pensée de l'amour profond comme un suprême épilogue dans une lettre dont on ignore si elle arrivera à destination. Du fond du cœur. La pensée d'un seul instant sur la douleur de l'âme humaine séparée de ses semblables.

Du fond du cœur, Deborah Dunst laissait voguer son regard sur la cité des Anciens, ses bras croisés négligemment appuyés à la rambarde d'un balcon, tandis que son esprit fuyait à des années lumières de là. Le nez levé vers le ciel, le regard dans le vague, tout témoignait de son état de nostalgie en cette douce seconde qu'elle aurait volontiers vécut durant une éternité. Son passé. Ce triste passé aujourd'hui ne la hantait plus. Elle avait juste ce besoin intérieur d'analyser ses faits et gestes de cette époque, de toucher du bout des doigts l'image qui avait été la sienne, pour savoir où avaient été ses erreurs les plus profondes. Être trop douce et tolérante en avait fait partie, mais ces traits de caractère ne faisaient pas naître en elle un quelconque regret, la poussant au contraire à en faire plus. Toujours plus, en vérité. A cet instant où rien ne semblait la toucher, être éthéré recherchant la caresse du vent, il devait déjà être six heures du soir et quelques poussières d'étoiles en plus, et le sommeil ne venait pas. Quelle idée de vouloir se coucher à une heure pareille, n'est-ce pas ? Mais les choses étaient bien plus compliquées, bien plus subtiles que cette simple envie et l'impossibilité d'en profiter pleinement, comme on profite de son premier baiser.

Un soupir traversa les lèvres rosées de la jeune femme alors qu'elle portait sa main à une mèche rebelle pour la replacer derrière son oreille; Elle cligna les yeux, et ce moment de bonheur mêlé de tristesse s'effaça, ne laissant... Qu'elle. Ce qu'elle était à présent, ses rêves et ses espoirs, son futur se traçant au fur et à mesure sans se presser le moins du monde alors que tout restait incertain. Sans regrets, si ce n'est celui d'avoir un jour penser à abandonner. Ses pensées vagabondaient, de droite à gauche, insaisissable pour un œil ne sachant observer, aussi sauvages que pouvait l'être une nuit d'orage sur terre. Et rien, absolument rien ne venait sinon le mordillement léger de ses dents blanches sur la pulpe de ses lèvres, rien sinon le petit regard qu'elle jeta de côté en entendant des pas arriver dans le couloir par lequel on accédait à ce balcon solitaire. Juste de la douceur, et ce calme légendaire qu'elle ne ressentait pas intérieurement, telle une nymphe mythique chantant l'espoir renaissant.

Jennifer était lasse, de cet état de fatigue qui ne vous donne qu’une envie : vous allonger pour ne plus vous réveiller avant très longtemps. Un désir qu’elle n’était pas prête de s’accorder, se faisant un devoir d’être active au maximum… On viendrait la réveiller à coups de rapports médicaux de toute manière.
La journée n’avait pas eu grand-chose de différent des autres, aucune intervention grave réalisée dans l’urgence pour retaper un casse-cou d’une équipe d’exploration, c’était déjà ça de bien. A la place elle avait eu le droit à la lecture de rapports de recherches médicales. Bien qu’elle trouvait tout à fait passionnants les sujets abordés – après tout, sur une autre galaxie il y a de quoi éviter la banalité – les rapports n’ont jamais été sa tasse de thé, mieux valait un bon roman écrit par un écrivain amoureux des mots pour passer le temps…

Elle avait finalement quitté l’infirmerie il y a quelques minutes à peine, aidée de Raphaël Callahan, qui l’avait quasiment mise dehors une fois qu’elle eut signée un papier pour lui… dont elle ne se rappelait déjà plus le sujet. Jennifer avait vraiment le don pour les trous de mémoire soudains lorsqu’elle laissait retomber la pression. C’était sa manière de décompresser : se vider la tête automatiquement.
Cependant, elle avait vraiment besoin d’air frais. Bien que rester à l’intérieur longtemps ne la gênait pas, se poser un instant pour apprécier le paysage magnifiquement bleuté qui leur était offert, et se livrer aux vents vivifiants qui balayaient l’océan, portant sa douce odeur iodée, était un pur moment de repos et de plénitude.
C’est donc tout naturellement qu’elle avait pris le premier accès venu à un balcon sur le chemin de l’infirmerie à ses quartiers. Elle n’était pas une grande exploratrice de la cité d’Atlantis, mais ce coin ci lui semblait relativement calme, exactement ce dont elle avait besoin. Elle n’était pas devin non plus, comme elle put le constater bientôt en apercevant une silhouette accoudée à la rambarde.

Cependant, reconnaissant ce doux visage pâle et mélancolique qu’elle avait mentalement comparé à la Lune la première fois qu’elle l’avait aperçu, Jennifer s’approcha sans regrets et un sourire amical aux lèvres. C’était toujours un plaisir de partager un moment, quel qu’il soit, avec un collègue qui ne passait pas son temps à la couver, à se plaindre, à lui demander de l’aide ou à la regarder froidement, mais qui se contentait simplement d’être… présente, ouverte, et amicale, sans trop de familiarité ni de prises de têtes. Une relation rafraîchissante, paisible et simple… comme un simple instant passé à apprécier la beauté de l'univers et la pureté de l'air.
Elle vint se placer à quelques distance de Deborah, en retrait de la rambarde mais un regard paisible porté sur l’horizon tandis qu’elle saluait la jeune femme :

« Bonsoir Deborah, comment allez-vous ? »

Plongée dans ces histoires de recherches, Jennifer n’avait pas eu grand temps a accorder au personnel médical aujourd’hui s’ils n’avaient pas eu un quelconque souci ou requête à lui formuler. Et Deborah était si discrète que Jennifer ne se souvenait même plus si elle l’avait seulement croisé de la journée…

Les pas se rapprochaient, et un souffle doux parcourait l'air comme une danse sensuelle de deux mains se rencontrant à l'apogée de l'amour; Ainsi était la douceur et la sérénité dans l'esprit de la jeune Deborah, au regard rêveur revenu sur la cité d'un mouvement aussi lent qu'elle l'avait quitté. Si la vie avait été différente, peut-être la jeune femme aurait-elle même osé nommer cette vue rafraîchissante comme un retour aux sources. Mais l'eau de la sienne s'était tarie, et au final rien de bien concret n'était resté sur terre pour lui manquer puisque le plus important, ses souvenirs, n'appartiendraient qu'à elle durant une éternité dont le sens lui échappait encore. Un petit sourire prit naissance aux coins des lèvres de Deborah alors que la mèche auparavant déplacée venait à nouveau provoquer sa joue ronde et enfantine. Enfin, la voix de la personne approchant s'éleva dans le silence rassurant, ne venant pourtant pas troubler ce tendre moment de paix qui régnait jusque là.

- Docteur...

Le vent soufflait légèrement, sans empressement, sur la place qu'occupaient les deux jeunes femmes à distance raisonnable l'une de l'autre pour laisser la liberté de choisir leur envie du moment. La voix légère, bien que clairement marquée par l'accent germanique qui n'avait jamais quitté Deborah, s'éleva avec la douceur qui la caractérisait - Bien qu'elle ne sembla pas pouvoir s'empêcher de grimacer à sa propre écoute, mimique qui s'effaça rapidement de son visage poupin. Un petit soupir souleva son buste, et l'instant d'après elle glissait un peu plus ses bras sur la rambarde, comme si sa seule envie du moment était de rester là pour ne plus jamais partir. Autant de calme ressentit en présence d'une personne, voilà ce qui lui avait toujours manqué dans sa façon d'aborder la vie et les gens. En l'occurrence, sa relation avec la nouvelle docteur en chef ne semblait qu'aller telle les vagues d'un petit ru tout juste naissant : Encore hésitant tandis qu'elle jonglait entre l'idée d'appeler cette dernière par son prénom ou son statut, mais sans doute prometteur. Toute à sa conversation, à nouveau les sons s'échappèrent de sa gorge en mélodies légèrement plus graves que la moyenne mais pourtant rêveuses;

- C'est une soirée comme une autre, en vérité, sans mal ni bien; Vous ne trouvez pas ? D'autant que la journée a été calme, au moins à l'infirmerie... Mais, et vous ?

La brune pencha la tête de côté, d'un geste naturel rappelant follement un chat observant un objet avec curiosité tandis qu'elle ne regardait que la vie qui grouillait probablement plus bas. Aucune inquiétude dans sa voix, ni d'une quelconque moquerie tandis qu'elle avait retrouvé une expression neutre relativement habituelle. L'intérêt qu'elle portait à sa dernière question aux trois mots légers restait délicat, de quelque chose qui avait de l'importance pour elle quant à savoir comment se portait sa supérieure tout en n'insistant pas trop, une fois de plus, pour laisser sa liberté totale à cette dernière. Dans un petit effort de plus, l'infirmière s'étira discrètement en arrière, adoptant une fois de plus le mouvement langoureux qu'un petit félin pouvait adopter alors qu'il se réveillait lentement d'un rêve envoûtant.

Ayant eu une journée relativement calme, Jennifer avait laissé ses cheveux détachés, et, sous l’effet de la brise marine, ils ondulaient doucement, caressant son visage et ses épaules, voletant comme les souvenirs nostalgiques qui emplissaient la jeune femme à cet instant. Cette atmosphère paisible et ce paysage sublime lui rappelait la Terre et sa contrée natale, bien qu’il y manqua l’indispensable élément des gigantesques et sublimes chutes d’eaux qu’elle avait tant admirées enfant. Bien qu’elle se refusait à laisser le mal du pays l’envahir, elle ne put empêcher un léger pincement au cœur lui rappeler son père et sa ville natale.

Elle ferma doucement les yeux, laissant la lumière du soleil illuminant l’horizon s’estomper doucement tandis que son esprit s’apaiser lentement, au rythme du vent sur sa peau. Elle rouvrit les yeux, le sourire aux lèvres lorsque Deborah lui répondit, sur ce ton doux et grave, aux accents germaniques si caractéristiques. La jeune femme avait une manière tout à elle de s’exprimer que Jennifer elle-même en tant que médecin, trouvait apaisante. Il ne devait pas y avoir infirmière plus agréable auprès de laquelle se réveiller…

« En effet, » approuva-t-elle volontiers. « et je l’apprécie d’autant plus pour cela : pas d’attaques Wraiths, pas de grands blessés, ni d’urgences médicales… une journée comme il serait agréable d’en avoir plus souvent, et une soirée que l’on peut apprécier sans soucis en arrière-pensées… » remarqua-t-elle, bien que se faisant intérieurement la réflexion que si chaque journée aussi paisible amenait son lot de rapports elle ferait mieux de prévoir un stock plus important d’aspirine.

Lorsque Deborah l’interrogea sur sa propre santé, Jennifer posa un regard amusé sur le petit félin discret mais intéressé par son prochain. Finalement, elle s’approcha de la rambarde et s’y accouda, mais son regard ne dériva pas une seule fois vers le bas et les centaines de mètres qui la séparait de la base de la tour. Elle était d’ailleurs probablement l’une des rares à ne pas profiter de cette vue hypnotisant. Si certain trouvaient cela grisant, elle considérait la chose comme plutôt angoissante.

« Je vais bien… si on excepte les longues heures que j’ai passé à déchiffrer des lignes de dialectes parfois écrites en pattes de mouche. J’apprécierais vraiment que certains se mettent à l’informatique systématiquement. » plaisanta-t-elle avec un sourire en coin.

Elle se redressa en se tournant vers son interlocutrice, un souvenir soudain lui revenant en mémoire.

« J’ai appris que vous aviez postuler pour faire partie d’une équipe d’exploration. »